NECESSITE
D'UNE ORGANISATION DES MARCHES AGRICOLES INTERNATIONAUX POUR LE PLEIN
EMPLOI DES TERRITOIRES ET DES HOMMES
Marcel MAZOYER Professeur d'agriculture comparée et de
développement agricole à l'INAPG,
Notes prises au cours de la conférence prononcée lors de
l'Assemblée Générale d'INTERACTIF
le 27 mars 2000
On constate au départ
une énorme contradiction dans l'économie agricole et
alimentaire mondiale. D'un côté, une agriculture qui a
accompli en cinquante ans des prouesses exceptionnelles avec des
excédents difficilement vendables et de l'autre
côté une sous alimentation absolument incroyable qui fait
dire : il n'y a pas de surproduction, dans le monde, mais plutôt
une sous-consommation monumentale. Comment faire pour que dans 20, 30,
ou 50 ans on ne se retrouve pas avec cette énorme impasse : de
plus en plus d'excédents invendables ou mal vendables, et
à l'autre bout des milliards de gens ne mangeant pas à
leur faim ?
Un développement prodigieux
d'un côté
L'agriculture des pays développés au début du
siècle, tant en France qu'en Europe occidentale, avait
déjà quatre espèces d'agricultures qui ont toutes
disparu aujourd'hui mais que, sous des formes un peu
différentes, on retrouve ailleurs. D'abord, il y avait
l'agriculture manuelle, à la bêche et à la houx,
pour un hectare environ de production, avec des rendements qui ne
dépassaient sûrement pas dix quintaux, et donc des
productivités brutes de l'ordre de dix quintaux par actif.
Ensuite la culture à l'araire, avec des actifs qui faisaient
peut-être 3 hectares de grain à 10, 15 ou 20 qx quelques
fois, donc une vingtaine de qx net, en investissant un peu de
matériel. Puis la culture à la charrue, à la
charrette, qui était capable de faire 5 ha que multiplient
toujours une dizaine de qx, donc 40 ou 50 qx de grain par travailleur,
soit un écart de 1 à 5 par rapport aux productions
manuelles. Et il y avait déjà la traction animale
mécanisée, qui avait quand même doublé la
surface par actif.
Donc il y avait déjà un vrai mouvement de
mécanisation à traction animale qui a
libéré la main d'oeuvre pour l'industrie.
Enfin pour nous, il y a eu la mécanisation qui a
constitué un grand bond de productivité : une
personne peut cultiver 100, 150 ha, voire plus, et qui peuvent produire
plus de 100 qx de grain par ha, donc 10.000 qx et plus par actif.
L'écart mondial par rapport à la culture manuelle
était au début du siècle de 1 à 5, il est
aujourd'hui de 1 à 1000.
Au niveau du monde, les agriculteurs tractorisés sont
peut-être 30 ou 40 Millions. Les actifs agricoles en traction
animale, toutes espèces animales confondues : 300 Millions et
les actifs agricoles en culture manuelle, 1 milliard.
Une agriculture orpheline
ailleurs
La "Révolution verte", comme on l'appelle, a été
très limitée, dans les pays en développement,
à quelques centaines de milliers d'agriculteurs par la
sélection de quelques grandes plantes cultivées : le riz,
le maïs, le blé, le soja. Mais dans ces pays très
peu d'espèces animales ou végétales ont
bénéficié d'une vraie sélection. A tel
point qu'on parle de plantes orphelines. Les gens qui les cultivent
n'ont pas de gros débouchés, de grandes surfaces, ne sont
pas dans des régions très avantagées. Ils forment
toute une agriculture marginale qui n'arrive pas à constituer un
marché, un impact suffisant pour qu'on s'intéresse en
priorité à elle. On les retrouve sous deux formes.
Quelques centaines de millions: dont les rendements bruts et nets ont
augmenté, et donc qui sont à bien plus que 100 qx net par
actif, à 3, 4, parfois 500 qx net. Ce sont ceux qui ont
bénéficié de la Révolution Verte sans
motorisation, et qui ont augmenté leurs rendements sans
augmenter leurs surfaces Et puis l'autre partie, encore en culture
manuelle ou en petite traction animale et toujours à moins de
dix quintaux de rendement par actif.
Un processus d'agrandissement
Comment chez nous les exploitations agricoles, certes de moins en moins
nombreuses, se sont elles développées et comment et
pourquoi les autres ont disparu ? On peut raisonner de manière
assez simple. A un moment quelconque de cette dynamique des
systèmes de production, ceux qui ont des revenus par actifs
nettement supérieurs à l'échelle de revenus de
référence qu'on va assimiler au salaire minimum ont une
vraie capacité d'auto investissement et d'agrandissement. Mais
ceux qui sont en dessous du revenu de référence ne
pourraient investir qu'en se privant d'un niveau de revenu
inférieur au smic. Au changement de génération,
les jeunes, ne s'installent pas. Ils préfèrent, tant
qu'il y a de l'emploi, prendre un poste de salarié aussi bien
positionné que possible. On peut dire qu'au fond il y a
développement des uns, d'autant plus important qu'ils ont
déjà un niveau d'équipement, de surface, de
productivité, de revenu, plus élevé. C'est un
développement très inégal, cumulatif : celui qui a
gagné des positions sera d'autant mieux placé pour en
gagner encore.
Une baisse
générale des prix
A l'issue de ce mouvement, l'accroissement de la productivité ne
bénéficie pas à 100% à ceux qui l'ont fait.
Un entrepreneur qui gagne des points en productivité devrait
enregistrer un bénéfice, si ses prix gardent le
même pouvoir d'achat. Or ce n'est pas le cas. Le prix réel
du blé, en courbe tendancielle pluriannuelle a été
divisé par 5 depuis le début du siècle, et par 3
ou 4 depuis 1920. Pour le maïs, pour le riz c'est la même
chose.
Donc, au 20ème siècle, le processus de modernisation des
agricultures les plus avancées, a été plus rapide
et plus efficient en productivité que dans les autres pays. Mais
du coup, les prix réels à tous les agriculteurs, ceux qui
ont gagné en productivité et ceux qui n'ont pas pu gagner
en productivité, sont en baisse.
Curieusement, les gains de productivité dans l'industrie et dans
les services sont moindres que dans l'agriculture, mais quand
même suffisants pour que les salaires réels, c'est
à dire le pouvoir d'achat des salaires augmente. Ce qui fait
passer en dessous du revenu de référence une partie des
travailleurs agricoles qui comparent leurs revenus aux salaires
possibles.
Un paysan sous équipé dans un pays où il n'aura
pas de subventions, s'il produit 10 qx à 100 F le quintal, aura
un revenu total, autoconsommation comprise, de 1000F. Si pour racheter
son matériel, les tôles de son toit, une lampe à
huile... il lui faut 200 F, il doit vendre 2 Qx. Il lui reste 8 qx pour
5 personnes en moyenne, soit moins de 2 qx par personne et par an. Il
est déjà pratiquement sous alimenté, il est
à moins de 2500 Cal. Si ces 100F/Ql deviennent 50 F/Ql, parce
que 70F sur le marché mondial frais de transport déduits,
ça fait plus que 50 F au départ de chez lui, il faut
qu'il vende 4 Qx, sinon il ne rachète pas d'outils, il ne
renouvelle pas son fonds. Autrement dit on l'affame.
Aujourd'hui, dans les 8 à 900 millions de gens qui ont faim dans
le monde, en sous alimentation chronique, 80% sont dans l'agriculture !
Ce sont les paysans qui sont d'abord condamnés à la
famine et derrière, il y a 2 milliards de gens qui, sans avoir
faim tous les jours, sont mal nutris, c'est à dire qu'ils ont
d'immenses carences. Ce monde là est le reflet d'un
appauvrissement de la paysannerie la moins équipée et la
moins productive du monde, et de son exode vers des villes et des
bidonvilles sous équipés, sous industrialisés,
dans lesquels le chômage atteint des proportions énormes
et où "les petits emplois" sont plutôt un partage de la
misère.
Des salaires qui se fixent
sur les revenus paysans
Voici comment l'appauvrissement d'environ la moitié de la
population paysanne du monde, c'est à dire environ 1/2 milliard
d'actifs, c'est à dire environ 2, peut être 3 milliards de
personnes, se répercute, par voie d'exode rural, par voie
d'"affamement" et d'appauvrissement, en pauvreté urbaine, alors
que dans les villes, ce n'est pas vrai qu'il y a assez d'emplois, ce n'
est pas vrai qu'il y a des salaires complètement attractifs.
Ainsi à l'échelle du monde, le niveau des salaires est
proportionnel au revenu des paysans les plus pauvres. C'est une loi de
l'économie mondiale qui n'est évidemment encore dans
aucun livre économique. Les salaires, se fixent en
fonction du revenu des paysans pauvres qui sont
obligés d'abandonner leurs terres pour chercher un travail en
ville.
C'est à dire que l'usine à misère paysanne
fabrique la misère, le chômage et les bas salaires
urbains, et les usines des pays riches se délocalisent. Les
capitaux en mal de rentabilité dans les pays
développés, vont vers les pays à
productivité agricole faible, à revenu agricole faible,
pour bénéficier des bas salaires. Bien entendu, dans
certaines régions du monde, il y a eu un certain
développement, grâce aux cultures d'exportation :
café, cacao, banane, coton, arachide. Le drame c'est que toutes
ces productions, un jour ou l'autre, suivent le même mouvement de
prix réel que les autres. Petit à petit, toutes les
marchandises agricoles sont dévalorisées en pouvoir
d'achat et la réserve de force de travail la plus énorme
du monde peut absorber toutes les industries des pays
développés, et va le faire !
Un bilan alimentaire mondial
alarmant
En dernière analyse, le bilan agricole et alimentaire est le
suivant : 3/4 de l'humanité, soit environ 3,5 milliards
d'individus, sont à un niveau de consommation en
équivalent/céréales, de moins de 200 kg par an et
1/4 sont, alimentation animale comprise, à 600 kg. Ces 3,5
milliards qui sont actuellement à 200 kg ou moins pour les
amener au niveau intermédiaire de 400 kg, il faudrait
déjà multiplier la production agricole mondiale par 1,5.
Mais pourquoi n'auraient-ils pas les mêmes besoins que la moyenne
des pays développés, soit 600 Kg. Par ailleurs, dans les
50 ans qui viennent, même si il y a un ralentissement de
l'explosion démographique, on ne peut pas envisager être
moins de 10 milliards d'habitants sur terre, cette multiplication par
1,5 il faut encore la multiplier par 2. Autrement dit, on est en sous
production caractérisée, monumentale, scandaleuse, et
tout ça parce qu'il y a 3/4 du monde qui ne peut ni produire, ni
acheter, même le minimum nécessaire. Donc cette
espèce de vision d'une agriculture qui aurait effectivement
réglé les problèmes est très dangereuse.
parce que même si on n'augmente pas les proportions de bien
nourris, il faudrait quand même doubler la production en 40 ou 50
ans, alors qu'on a eu bien du mal à la multiplier par 2,6 dans
les 50 dernières années. Alors il est bien clair qu'il
faudra utiliser tous les territoires, y compris les territoires
marginaux, conquérir et sauver les agricultures orphelines et
les agriculteurs, même marginaux, parce que sinon, il faudra les
nourrir dans les villes, ou alors les laisser mourir dans des camps.
Donc, le plein emploi des territoires et des hommes est une
nécessité. Les excédents, sont des
excédents par rapport à la demande solvable, et la
demande solvable, c'est la moitié des besoins mondiaux,
uniquement due à la pauvreté et à
l'appauvrissement continu de plus de la moitié du monde par une
politique de bas prix agricoles.
Il faut créer des
marchés communs
La croissance moyenne annuelle mondiale, après 30 années
glorieuses, c'est ralentie parce qu'on a commencé à
mettre en vase communiquant l'économie des pays
développés, relativement protégée, avec cet
espace sous-équipé, à faible niveau de
productivité, à faible niveau de revenu, qui a
commencé par l'industrialisation et la délocalisation
à produire beaucoup de marchandises en distribuant fort peu de
salaires et en épuisant petit à petit le revenu des pays
riches. La seule manière de reconstruire une demande solvable
est de reconstituer des niveaux de prix agricoles qui permettent aux
agriculteurs les plus marginaux de se maintenir, et même de
progresser, de participer à la nécessaire course à
la sécurité alimentaire de demain. Et cela ne peut se
faire que si d'abord on fait des "marchés communs agricoles" qui
permettent, dans chaque région du monde, de payer les paysans
à un prix qui leur permette de vivre, de se maintenir
agriculteurs, et de maintenir les régions productrices. Quand on
met dans un même marché des gens qui ont des
capacités de production du même ordre, c'est bon pour le
développement des échanges, de la production, c'est
bénéfique, mais avec une politique économique de
protection dans certains cas, par des accords par produits : libre
échange, mais contenu dans des espaces protégés en
tant que de besoin.
Sortir de la crise mondiale
La condition pour assurer la sécurité alimentaire au
XXIème siècle, et pour sortir de la crise mondiale, pour
relancer l'économie mondiale c'est un relèvement des
revenus des paysans, d'où un relèvement des salaires, un
passage au plein emploi, car c'est évident que toute l'industrie
du monde ne va pas donner du travail à tous les chômeurs
du monde. Il faut cesser de penser l'économie mondiale en
ignorant que c'est le secteur agricole, fournisseur de main d'oeuvre,
qui en dernière analyse détermine le niveau des salaires.
Il faut réorganiser la mondialisation et les échanges de
manière équitable, pas seulement au sens moral, mais au
sens économique. Il faut aider les paysans pauvres du monde
parce que c'est aussi notre intérêt.
Les gens qui connaissent la question savent très bien
qu'à court terme c'est - politiquement - complètement
utopique, mais ils savent bien aussi que les négociations
à la petite semaine n'ont pas d'avenir, et que le niveau de
négociation et d'organisation doit devenir autre chose que le
partage de la pénurie de consommation d'un côté, et
de la pénurie de marché de l'autre.
On ne peut faire de politique au niveau d'un pays. On ne peut
même pas la faire au niveau du marché commun. Il faut la
faire partout à la fois, et à l'intérieur
d'ensembles assez grands pour tirer bénéfice du libre
échange et pour conclure des échanges avec des accords
par produits.
Ce n'est pas sûr que ça se fasse, avant qu'un effondrement
boursier massif presque général, catastrophique au niveau
de l'économie et de la misère des gens intervienne. Quand
on inverse une politique, il faut le faire le plus vite possible, mais
surtout jamais plus vite qu'il ne le faut pour produire des
déséquilibres graves. Si vous montez les prix des
denrées agricoles dans un pays du sud, où les prix sont
très bas, où les salaires sont bas, de vraies
difficultés, ceux qui ont de très bas salaires. Donc vous
ne pouvez relever les prix agricoles et les prix des denrées
alimentaires de base, que de manière très progressive, de
manière à ce que ça ne provoque pas la famine et
des émeutes dans les villes.
Sans attendre des bouleversements
violents
Or, ce qui risque de se produire, c'est qu'à force de voir le ql
de céréale à 70 F. voire 50 F chez certains
producteurs dans les pays du sud, on arrive à une
pénurie. La production de céréales plafonne depuis
presque 10 ans, et elle baisse depuis 3 ans, les stocks mondiaux de
report sont à 17% du volume de production mondiale, alors qu'il
faudrait, pour la FAO, entre 17 et 18. On est à la veille d'un
retournement de conjoncture sur le marché des
céréales, elles peuvent doubler ou tripler dans les 2 ou
3 ans qui viennent. Quel est le pays en développement, pauvre,
qui va pouvoir s'acheter des céréales à ce prix
là ? quels sont les pauvres des villes qui vont pouvoir se
nourrir ? Autrement dit, il ne faut pas attendre les ajustements
extrêmement violents qui se produisent dans un système
libre échangiste. Simplement il faut gérer tout cela,
éviter les fluctuations mortifères : il ne s'agit pas
d'abolir le libre échange, mais de l'organiser pour
éviter au maximum ses côtés meurtriers.
Que chaque pays, pour ses exportations, se spécialise dans ce
qui lui convient le mieux, qu'on le lui paie à un prix qui lui
permette d'avoir les devises dont il a besoin, et à un prix qui
permette à ses paysans d'en tirer parti.
Si vous doubliez le prix des produits agricoles exportés par les
pays agricoles les plus pauvres, soit 5% des échanges
internationaux, dans nos achats de tous biens et en tous genres, ce
serait absolument insignifiant.
Un échange équitable pour un développement
solidaire - sauver les paysans les plus pauvres et les pays les plus
pauvres - aurait franchement un coût quasiment invisible.
Les dictons populaires ont souvent du bon sens, il y en a un qui dit
"On ne réglera le problème des riches qu'en
réglant le problème des pauvres".
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