POUR UNE
MONDIALISATION A VISAGE HUMAIN
Marcel MAZOYER
Professeur d'agriculture comparée et de développement
agricole à l'INAPG,
Notes prises au cours de la
conférence prononcée lors de l'Assemblée
Générale d'INTERACTIF
le 22 mars 2001
L’ESSENTIEL
EST
AILLEURS
Toute espèce de manière de
poser un problème local en dehors du système mondial est
à court terme sans grand intérêt et à long
terme vite condamné, puisque ce sont les mouvements
économiques et les politiques d’échanges internationaux
qui s’imposent. L’essentiel, ce ne sont pas les 28 millions
d’agriculteurs qui ont des rendements d’une centaine de quintaux par
hectare et 50, 100 ou 200 hectares, soit une production par actif de 10
à 20 000 Qx qui ne représentent qu’1 actif agricole sur
40 millions soit 1/40 millionième !
L’essentiel ce sont les
1 300 000 000 d’agriculteurs qui travaillent soit avec des
ânes, soit strictement à la main, dont une bonne
moitié, c’est à dire 600 à 700 millions, sans
semences sélectionnées, sans engrais, sans produits de
traitement a une production par actif et par an inférieure ou
égale à 10 Qx/ha. On sait depuis le sommet mondial de
l’alimentation en 1987 que sur les 800 millions de personnes qui ont
faim tous les jours et sur les 2 milliards qui ont des carences
sévères et invalidantes en protéines, en fer, en
iode ou en vitamines, les ¾ sont des paysans pauvres en culture
manuelle et orphelins de toute espèce de recherche et de
développement. Et le ¼ qui reste, ce sont des gens
descendants de paysans exilés dans les camps de
réfugiés, dans les bidonvilles,
sous-équipés, sous-industrialisés.
L’APPAUVRISSEMENT
DES UNS …
Autrement dit, toute la politique de libre
échange international et d’abaissement au maximum des prix
agricoles pour soi-disant favoriser l’accès de la nourriture aux
pauvres, aux acheteurs consommateurs pauvres produit radicalement
l’inverse. Les gens qui ont faim, ce sont des agriculteurs, ce sont des
producteurs consommateurs et chaque fois qu’on baisse les prix, on les
appauvrit un peu plus, on les affame un peu plus. Ceci explique
pourquoi le nombre de gens qui ont faim et sont malnutris, est stable
pratiquement depuis 30 ou 40 ans. La machine à appauvrir,
à condamner à la faim sur place ou à l’exode les
paysans les plus démunis, continue de fonctionner par
l’instauration progressive du libre échange international, qui
ne représente même pas 10 % des échanges locaux,
nationaux, des productions et des consommations nationales ou locales
mais qui fait les prix internationaux !
… PROFITE
LARGEMENT A D’AUTRES…
Dans ce système il faut pas oublier que la
moitié des paysans en culture manuelle qui auraient des
productivités de 10 Qx par an sont privés de terres par
les latifundistes et ce qui reste d’agriculteurs coloniaux, en Afrique
du Sud, en Rhodésie, en Argentine, au Brésil… qui sont
aussi bien mécanisés, motorisés,
« chimisés » que les Beaucerons ! Ils
sont aussi productifs au sens technique que nos meilleurs agriculteurs,
mais avec une charge de salaire quasi nulle, parce qu’1 dollar par
jour pour un actif qui produit 10 000 Qx de
céréales, ça doit faire 0.2 franc par
quintal ! Aucun agriculteur paysan, responsable individuel ou en
petit GAEC ne pourra jamais lutter contre cette agriculture
modernisée, archi-efficiente, et sans salaire ! Elle
progresse tous les jours en Amazonie, au Brésil. La superficie
détenue par les grands domaines de plus de 1 000 hectares
augmente et celle qui est détenue par les paysans
« minifundistes » diminue tandis que leur nombre
et le nombre des paysans sans ferme augmente, faisant baisser d’autant
les salaires.
…
MENACE L’AGRICULTURE EUROPEENNE…
Dans un système comme ça, il n’y aura
jamais de débouchés pour nos excédents parce que
les prix internationaux sont faits par une poignée de gens ni
français, ni même américains qui ont des
superficies beaucoup plus grandes et des salaires pratiquement nuls.
C’est l’agriculture délocalisée avant la lettre. Pour
eux, les prix sont suffisants pour continuer d’utiliser les
dernières techniques du jour. Ils se préparent à
acheter les terres des kolkhozes et des sovkhozes de l’ex-URSS. Avec ce
système l’agriculture Européenne est battue d’avance.
… QUI
DOIT SE TROUVER DES ALLIES ET S’UNIR…
Il faut donc que l’agriculture européenne s’allie
avec les paysans sans terre et les minifundistes du Brésil et
d’ailleurs. Sinon elle n’aura pas d’alliés. Les consommateurs
vont finir par se rallier à la marchandise la moins chère
et n’auront pas envie de payer des impôts pour compenser. Par
contre, si on leur explique qu’il faut sauver les paysans du monde,
qu’il faut sauver les affamés du monde, ne pas transformer ce
qu’il reste d’agriculteurs indépendants en salariés d’une
multinationale quelconque à irresponsabilité
illimitée, on trouvera sans doute pour négocier au plan
international contre une minorité, des alliés,
peut-être même les cultivateurs américains qui sont
très productifs mais qui n’ont quand même pas les plus bas
salaires du monde.
Il n’y a pas de possibilité d’assurer la sécurité
alimentaire mondiale avec le libre échange international, parce
que les prix qui sont convenables pour 10 % à 20 % des
producteurs du monde, sont insuffisants pour 90 % ou 80 % des
autres, y compris les agriculteurs européens. Chez nous, des
revenus complémentaires : environnement, loisirs, entretien
de la nature … sont souvent trop faibles pour que les gens vivent de
leur travail, mais dans la moitié du monde ils sont tout
simplement insuffisants pour que les gens mangent à leur faim.
Un tel système est socialement insoutenable, politiquement non
durable, il casse en plus la qualité standard des aliments de
grande consommation.
En fait la vraie question, c’est de savoir si on va, au
21ème siècle, redonner un espace vital toujours plus
grand à cette agriculture « coloniale »
avec des salariés sous-payés ou si on va affirmer
à l’échelle mondiale, ce choix que la plupart de nos
syndicats agricoles ont faits au cours des dizaines d’années
dernières, avoir une agriculture à responsabilité
individuelle. Il faut qu’ils s’unissent, parce qu’ils ont tous le
même intérêt C’est aussi notre intérêt
de citoyen du monde parce que le monde qui se développe comme
ça, explosera un jour.
…
DANS UNE STRATEGIE PROGRESSIVE …
On ne vire pas à 180 ° d’un seul coup. Il
faut commencer pas à pas à faire cette alliance paysanne
internationale d’agriculture à responsabilité
individuelle et se battre dans la société civile
auprès du consommateur. Car le virage ne passe pas par une
bataille frontale à Bruxelles ou même à l’OMC, mais
par une alliance stratégique mondiale. On produit en gros 3
quintaux de céréales par tête et par an à
l’échelle mondiale. Il y a 4,5 milliards de gens qui ont moins
de 2 quintaux à consommer par an et 1.5 milliards qui ont 6
quintaux ou plus. Si on voulait simplement assurer une
sécurité alimentaire minimum des 4.5 milliards, il
faudrait multiplier la production totale par 1,5. Deuxièmement,
si on voulait porter leur consommation comme la nôtre aux
environs de 5 ou 6 quintaux, il faudrait doubler la production. Et il y
aura 9 milliards d’habitants dans 50 ans, ce qui veut dire :
multiplier la production par 3.
Donc le système actuel est un système
malthusien au point de vue de la consommation, mais aussi au point de
vue de la production parce qu’il aligne la production sur la
capacité d’absorption de la demande solvable. On a dit que la
consommation agricole et alimentaire était assez
inélastique face au revenu. Mais quand les gens crèvent
de faim, la consommation alimentaire est formidablement sensible au
revenu et on peut doubler la consommation alimentaire mondiale. Il
suffit de doubler les revenus des paysans et des salariés les
plus mal payés du reste du monde. L’incidence pour nous serait
de doubler le prix de nos importations venant des pays du sud, qui ne
représentent que 10 % de nos importations, ce qui est
très loin de 10 % de notre alimentation ! Cette politique,
une fois bien clarifiée et expliquée récolterait
90 % d’adhésions dans tous les pays du monde, sauf chez les
latifundistes argentins et chez les restes de colons rhodésiens.
Mais il n’y aura pas de nouvelle politique dans notre
pays, ni à l’échelle européenne et encore moins
à l’échelle internationale si effectivement il n’y a pas
une nouvelle base théorique constituée, expliquée
et s’il n’y pas des forces sociales et politiques qui petit à
petit l’envisage, la prenne en compte, l’adopte comme
élément de leur stratégie.
… VERS
UNE
RELANCE
DE
LA CONSOMMATION …
Dans les années 30, en pleine crise, un
économiste néo-libéral qui s’appelait KEYNES fit
remarquer que le capitalisme, le libre échange marchait bien,
tant que la non-solvabilité et les capacités de
production étaient équilibrées. Il prôna la
relance de la consommation et de la solvabilité par les
financement publics de grands travaux, créant du travail et des
salaires. Après la guerre, cette politique keynesienne s’est
répandue dans tous les pays capitalistes
développés : indexation des salaires sur les gains
de productivité, revenus agricoles suffisants pour que l’exode
n’excède pas l’emploi…
On a fait des politiques keynesiennes d’équilibre
de l’emploi, d’équilibre de l’offre et de la demande dans les
pays développés, mais on a simplement oublié de le
faire dans les pays en voie de développement dans laquelle les
mécanismes de destruction se développent à
l’envie, avec des matières premières à bas prix au
prorata de leurs salaires, eux-mêmes au prorata de leurs revenus
agricoles, eux-mêmes au prorata des prix agricoles mondiaux. La
machine à fabriquer la pauvreté, la faim, les bas
salaires et les bas prix des exportations des pays du sud avait
déjà bien fonctionné.
Dans les années 70, a commencé à se
dessiner une difficulté dans la production en raison d’une
aggravation de la concurrence et peut-être d’une réduction
de la demande solvable. Au lieu de refaire une réflexion
keynesienne mondialisée, on a inventé qu’il fallait
autoriser les capitaux à aller dans des pays où il y
avait autant de salariés qu’on voulait à 1 dollar par
jour, ce qui aggrave la crise, parce qu’on ne réduit pas la
production mais on réduit la demande solvable.
… PAR
UNE POLITIQUE NOUVELLE, MAIS REALISTE …
Toutes les théories du capitalisme disent
clairement que pour abaisser les prix de revient de l’industrie, des
services, des secteurs bancaires, de tout le tertiaire, du commerce, il
faut écraser les prix agricoles parce que c’est ainsi que
l’exode rurale sera maximum et donc les salaires minimums ! Cette
théorie dominante depuis 200 ans, est-il si irréaliste
d’en sortir ? Non, parce que les grandes firmes internationales,
les gens du G7 savent bien que leur système économique
global, et financier international est très sérieusement
menacé même s’ils ne l’affichent pas tous les jours.
Si en face ils trouvent des interlocuteurs syndicaux et sérieux
qui leur donnent des armes théoriques et intellectuelles, les
milieux financiers internationaux seront capables de comprendre et de
changer de politique.
Le XXème siècle nous a appris que
l’agriculture paysanne valait mieux que les latifundismes privés
ou d’état, que les productivités agricoles aux 4 coins du
monde étaient d’une inégalité absolument
fantastique et qui a explosé dans les cinquante
dernières années, qu’on peut gérer des
marchés communs protégés, à
l’intérieur desquels le libre échange permette au
producteur le moins équipé puisse vivre. Ce qui veut dire
que le plupart des autres seraient à un niveau de
développement, d’accumulation, voire d’enrichissement.
Mais on peut réguler cela avec un
impôt foncier différentiel en fonction des niveaux de
qualité des terres, équilibré à
l’échelle nationale, positif ici et peut-être
négatif là-bas, pour ré-égaliser un peu les
chances des différentes régions, et un impôt
différentiel sur le revenu.
… POUR
EVITER DES A-COUPS CATASTROPHIQUES
Enfin il faudrait des accords internationaux par
produit. Pourquoi l’Europe n’achèterait-elle pas un certain
tonnage de produits à des prix qui seraient augmentés par
rapport à ceux d’aujourd’hui, peut-être doublés.
Les fluctuations sur un marché libre vont beaucoup plus que du
simple au double. Quand les prix des céréales sont
à 2, 3 ou 4 fois plus chers que le prix moyen de
l’époque, comme en 1974, en 1975 ou 1976 certains pays n’avaient
pas les devises pour acheter à cette époque là.
Autrement dit, on affame les paysans quand les prix sont bas, et on
affame les descendants des paysans dans les villes quand les prix sont
hauts. C’est à dire que les fluctuations brutales sont toujours
une catastrophe pour les producteurs pauvres quand les prix sont bas,
et pour les consommateurs pauvres quand les prix sont hauts et ce sont
les mêmes à une génération de
différence.
On ne peut pas réguler une chose aussi
importante que l’alimentation des hommes au petit bonheur des rapports
internationaux et des fluctuations.
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