UNE HISTOIRE DU TRAVAIL EN AGRICULTURE
Novembre 2010
Jacques Maumené
Il a donc été retenue une région: l'extrémité ouest de la Picardie Verte , ni très fertile, ni trop ingrate, pour des fermes moyennes de 30 à 50 hectares, situations suffisamment représentatives d'un grand nombre de cas pour que puissent se décliner facilement autour des adaptations régionales
1945- UNE AGRICULTURE AUTONOME MAIS PHYSIQUEMENT DURE
A la sortie de la seconde guerre mondiale, l'agriculture française est à peu près la même que 10 ans plus tôt. Autonome quant à son énergie, elle utilise la force de travail de ses animaux de traits, auxquels elle consacre une partie de sa surface (avoine, fourrage.. ) et des bras de ses nombreux travailleurs... mais aussi de leur jambes ! Que l'on songe au nombre de km que parcourt chaque jour un charretier derrière son attelée !
Les labours sont effectués par un brabant tiré 2 ou 3 chevaux.
Les sommaires travaux superficiels du sol se font à l'aide d'outils à dents et de rouleaux trainés par les mêmes animaux.
Les semoirs et les épandeurs d'engrais sont rudimentaires et peu précis.
Dans les plantes semées à grand écartement.. betteraves, pommes de terre...on détruit les mauvaises herbes à l’aide d’une bineuse à quelques rangs que le charretier doit guider tout en conduisant son cheval,
Dans les céréales, l'adventice le plus fréquent et le plus visible étant le chardon, le désherbage est manuel ; les champs sont sillonnés d'armées "d'échardonneurs" munis "d'échardonnettes", bâtons terminés par une étroite lame métallique qui permet de couper la racine du chardon sous la terre pour éviter sa repousse.
La moisson est faite à l'aide de moissonneuses-lieuses. Leur mécanisme est entrainé par une roue motrice en métal en contact avec le sol. Elles lient, déversent et parfois regroupent des bottes qu'il faut ramasser, dresser en tas appelés "dizeaux", Apres quelque temps pour permettre aux céréales de finir leur maturation, on charge les bottes sur des charriots pour les tasser en granges ou plus rarement en meules
Au cours de l'hiver, l'entrepreneur de battage passe de ferme en ferme avec son cortège de 10 à 15 journaliers pour battre les bottes.
Le grain est mis en sac de 100 kg et monté à dos d’homme dans des greniers, comme la paille pressée en gros ballots rectangulaires cerclés de fils de fer , la menue-paille (enveloppes des grains) soufflée dans un autre bâtiment.
La spécialisation des exploitations n'existe pas. chaque ferme a ses cultures, ses vaches laitières, ses porcs, ses volailles, ses lapins, quelquefois ses moutons.
L'été les vaches pâturent les prairies naturelles ou herbages peuplées de pommiers
à partir desquels on fera le cidre et la "goutte", les deux étant fort consommés à l'époque par les ouvriers agricoles nourris à la ferme.
L'hiver les vaches sont alimentées par le foin venant des herbages ou de cultures spécifiques de luzerne ou de trèfle. et par des provendes souvent composées de mélange de betteraves fourragères hachées avec de la menue-paille
Les fourrages sont coupés par une faucheuse hippomobile ( à roue motrice ) parfois équipée d'un tambour les regroupant en paquets espacés qu'il faut alors lier d'un coté à l'aide de liens en rotin, redresser pour finir leur séchage sur le champ - on appelle "cabotins" ces petites bottes légèrement pyramidales - puis plus tard charrier à la fourche jusqu'aux greniers en général au dessus des étables.
Les vaches passent l'hiver à l'étable attachées tête au mur devant leur auge de manière à ce que le trayeur ou plus souvent la trayeuse puisse s'asseoir sur son trépied à coté du pis.
Chaque seau de lait est versé à travers un entonnoir filtre dans de gros bidons de 20 l que le vacher emmènent deux par deux (plus de 40 kg !) au bout des chaines d’une sorte de carcan en bois sur son cou et ses épaules, jusqu’à l’ entrée de la ferme où le camion du laitier les ramassera.
Cette disposition rend pénible la distribution d'aliments qui doivent être mis en mannes et portés manuellement entre les vaches pour accéder à l'auge.. . Le fumier est sorti à le main, stocké dans la cour de ferme puis plus tard rechargé sur des tombereaux, mis en tas dans les champs et épandu manuellement.
Bref à cette époque le fermier est d'abord un manutentionnaire manuel à pied et son outil principal est la fourche.
LES DÉBUTS DE LA MOTORISATION
L'arrivée des premiers tracteurs chez les heureux bénéficiaires du plan Marshall suscita tout de suite l'engouement des agriculteurs.
Outre l'attrait que suscite toujours une belle mécanique rutilante de couleurs vives, ils plaçaient dans le tracteur plusieurs espérances :
- diminution de pénibilité en travaillant assis
- augmentation des heures de travail puisque le tracteur n'a pas besoin de pauses pour se nourrir ou se reposer
- diminution des surfaces consacrées à l'alimentation des animaux de trait au profit des cultures de vente
- réponse à la raréfaction des ouvriers agricoles. La France s'industrialisait et le statut d'ouvriers d'usine étant considéré comme supérieur à celui d'ouvriers agricoles, ces derniers ne rêvaient que d'aller en usine.
Le tracteur fut d'abord considéré comme un cheval mécanique, parfois difficile à démarrer l’hiver, et on lui faisait trainer par une chaine ou un timon bricolé des outils conçus pour être tirés par des chevaux, d’où de fréquentes casses.
Aucune interaction n'existait entre l'effort de traction et l'adhérence des roues au sol. Aussi dès que le premier devenait trop fort, le tracteur patinait, surtout sur sol humide, ce qui amenait l'arrêt du travail
Avec le traction mécanique l'agriculteur eut tendance à approfondir ses labours.. Ce faisant il diluait sur une plus grande masse de terre la matière organique de surface donc le taux de matière organique du sol arable, ce qui n'était pas favorable à la structure et la fertilité des sols.
L’arrivée des premiers désherbants chimiques des céréales, efficaces sur les chardons, déchargeât l’agriculteur du désherbage manuel. L’échardonnage manuel disparut, les premiers pulvérisateurs apparurent encore très fragiles et imprécis.
LA MOISSONNEUSE-BATTEUSE, LA PRESSE À PAILLE
Les toutes premières moissonneuses-batteuses étaient tractées et actionnées soit par la prise de force du tracteur, soit par un moteur auxiliaire. Un dispositif d'ensachage nécessitait un homme pour accrocher les sacs vides, décrocher et ficeler les sacs pleins. De plus le ramassage des sacs en fin de journée était très pénible. Ce système laissa vite la place à la trémie qui se vidait en vrac dans les remorques à l'aide d'une vis sans fin. Si ces moissonneuses-batteuses fonctionnait bien pour le colza, elles avalaient plus difficilement les céréales, surtout si elles étaient versées. La machine était soumise à rude épreuve et les bourrages fréquents.
L'agriculteur réputé pour ses levers et ses couchers avec le soleil voyait son rythme changer.. Le moissonnage-battage ne pouvait démarrer tôt dans la matinée, en raison de l'humidité matinale du grain mais pouvait se prolonger tard dans la nuit jusqu'à la ré humidification de la paille. Il apprit le travail nocturne.
La paille était ramassée par des presses basse densité, utilisées aussi pour les fourrages qui rejetaient sur le champ des petits ballots de 5 kg environ, peu serrés par un double ficelage qu'il fallait ensuite à la fourche charger au champ et décharger à la ferme.
Le fonctionnement de ces 2 machines était assuré par toute une série de poulies, courroies, chaines, pignons, leviers, bielles qui nécessitaient un long temps de graissage chaque jour et dont la fragile complexité encaissait mal les à coups. D'où les pannes très fréquentes qui devenaient la hantise de l'agriculteur avant tout autre problème.
L'agriculteur s'était transformé prioritairement en un mécanicien conducteur d'engins dont l'auxiliaire principale était la boite à outils.
UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA MOTORISATION DE L'AGRICULTURE
Conscients des difficultés rencontrés par les agriculteurs, les constructeurs prirent vite conscience que la mécanisation de l'agriculture n'était pas le simple remplacement d'un cheval par un véhicule motorisé ou d'une roue motrice par un moteur auxiliaire, mais qui il fallait revoir complètement le concept de la liaison traction-outil
,Le relevage hydraulique 3 points
Le premier progrès fut le relevage hydraulique 3 points. L'outil était porté par le tracteur et le conducteur pouvait d'une manette en régler le contact au sol, la profondeur de travail et le relever complètement en bout de raie pour tourner.
Un astucieux dispositif de 3ème point permettait en plus de reporter en partie l'effort de traction sur le poids au sol du tracteur, diminuant beaucoup les risques de patinage.
Restait le problème de la roue !
Les tracteurs de cette époque faisaient environ 30 chevaux. Cette faible puissance ne permettait le labour qu’avec une charrue monosoc, ce qui entrainait le passage de la roue dans les fonds de raies sur toute la surface du champ.
Des houes rotatives firent leur apparition qui permettaient, en non labour, un travail superficiel du sol en même temps que le semis.
De plus en plus le tracteur porte-outil devient le tracteur porte-outils. -
Avec un relevage hydraulique avant en complément de celui de l'arrière un seul passage peut effectuer une ou deux opérations de préparation du travail du sol, le semis et le recouvrement de la semence.
La diminution importante du temps de travail due aux trains d'outils permet à l'agriculteur de profiter en plein des bonnes périodes pédoclimatiques pour faire ses semis, ce qui a une incidence fondamentale sur le rendement de la culture semée
Finies les machines tractées, fragiles et bourrant ou tombant en panne au moindre à-coup. Des moissonneuses--batteuses automotrices de plus en plus puissantes dont les principales pièces mécaniques sont protégées par des carters et pré-graissées, les remplacent peu à peu. Munis de rabatteur à griffes réglables en hauteur comme en inclinaison elles peuvent avaler des récoltes denses même versées.
Dernière amélioration la cabine du conducteur lui évite l'abondante poussière montant du système de coupe.
Le grain est déversé dans des bennes basculantes qui prennent le chemin de l'organisme stockeur ou celui de la ferme où il n 'est plus manipulé à la pelle mais par des vis sans fin électriques et mobiles.
Le temps de moisson avec ses longues heures de nuit se trouve réduit de moitié ou des deux tiers.
Si l'agriculteur n'a pas besoin de la paille, celle-ci est broyée soit par un dispositif sur la moissonneuse-batteuse, ce qui ralentit un peu son débit, soit par le passage ultérieur d'un broyeur tracté.
Si, au contraire, il désire la stocker, des presses haute densité dites"round-ballers" l'enroulent en de grosses balles rondes de100 à 200 kg manipulées par une fourche hydraulique installée sur le relevage avant d'un tracteur.
Ainsi libéré de nombreuse tâches manuelles, ayant des machines fiables, l'agriculteur devient un chef d'entreprise dégageant beaucoup plus de temps à la gestion agronomique, technique et économique de son exploitation, équipée désormais d'un ordinateur.
Le système GPS permet à l'agriculteur d'avoir une vue très précise de chacune de ses parcelles avec un code de couleurs qui lui indique l'état végétatif ou sanitaire de zones intra-parcellaires.
Au lieu d'appliquer une opération uniforme sur toute la parcelle, il peut désormais régler zone par zone son épandeur d engrais ou son pulvérisateur.
Mieux encore on voit apparaitre une robotisation qui règle d'elle même à partir de la vue satellitaire le débit de ces engins.
Enfin il commence à exister des tracteurs dont la conduite sur le champ est entièrement automatique, y compris les retournements en bout de raies avec une extrême précision.
Cette révolution peut amener à penser que l'agriculteur va devenir surtout un pilote et un contrôleur d'automates qui affineront ses techniques pour le grand bien de son revenu comme pour celui de l'environnement.
LA MODERNISATION DE L'ELEVAGE
L’exploitation totalement polyvalente d'autrefois n'existe plus. Certaines ont abandonné l'élevage pour se consacrer aux cultures de ventes d'autres l'ont conservé en le spécialisant et l'agrandissant.
Pour la production laitière, le premier grand progrès fut la machine à traire électrique. Non seulement elle libérait le vacher d'un travail long et dur mais elle lui permettait de traire plusieurs vaches à la fois, gain de temps appréciable.
Mais la grande révolution fut la stabulation libre
Les vaches ne sont plus entravées l'hiver mais en liberté dans hangar fermé de 3 cotés et cimenté sur le sol. Le coté ouvert donne sur une auge continue accessible à chaque vache sans qu’elle puisse le franchir, devant laquelle un tracteur et une remorque peuvent passer pour la remplir. De la remorque à l'auge, le travail manuel est réduit au minimum.
La betterave fourragère dont la conservation en silo était couteuse en main d'œuvre :il fallait recouvrir de paille et de terre en cas de gel, découvrir en cas de temps plus doux pour éviter leur fermentation, est remplacé par l'ensilage de maïs,
Pour être réussi, le silo de mais doit être fait rapidement, tassé et couvert le plus vite possible... Aussi les agriculteurs se regroupent pour travailler tous ensemble à tour de rôle chez chacun
La traite est effectuée dans un local spécial où le vacher dans une fosse a les yeux et les mains à hauteur des pis. Il peut traire plusieurs vaches à la fois et la production de chaque vache est enregistrée par l'intermédiaire d'une médaille magnétique d'identification qu'elle porte autour du cou
Le lait va directement dans un réservoir réfrigéré d'où il sera pompé par le camion de la laiterie. Ceci supprime le portage des lourds bidons de l'étable à la rue
Chaque vache doit recevoir une portion d'aliments concentré en rapport avec son niveau de production
Des distributeurs automatique lisent le numéro magnétique de la vache lorsqu'elle s'y présente et lui délivre sa ration individuelle
Les tâches suivantes sont partiellement ou totalement automatisées :
-La traite avec le robot de traite que la vache fréquente quand elle en ressent le besoin .A son entrée la vache est identifiée par une puce électronique ; sa mamelle est brossée et lavée puis les manchons trayeurs se mettent en place avec précision car le robot possède en mémoire la forme de la mamelle et l’emplacement des trayons .Elle y reçoit une quantité de concentré adaptée à son poids et à sa production des jours précédents mémorisée dans la machine .En fin de traite le faisceau trayeur se décroche et les trayons sont trempés dans une solution désinfectante.
-Le nettoyage des aires d’exercice par des chaînes racleuses.
-L’alimentation en fourrages par des remorques désileuses ou des désileuses cubes distribuant la quantité pour plusieurs jours.
-Une prise des données de l’élevage faite par les robots et complétée par l’éleveur équipé d’un terminal informatique de poche relié à son ordinateur et à la base de données régionale.
L'éleveur ne subit plus les contraintes horaires de la traite, son métier change; il doit conserver la fonction de surveillance (santé, reproduction...) et apprendre à valoriser la masse d'informations disponibles dans son système informatique!
CONCLUSION
. En un peu plus d'un demi siècle, la pénibilité des travaux agricoles a été diminuée d'une manière spectaculaire par l'introduction de la machine. Ce formidable progrès a cependant son revers de médaille, trop souvent ignoré, en rendant l'agriculture complètement dépendante du pétrole.
Il a par ailleurs modifié le paysage social de l'agriculture. Les trop petites exploitations ont disparues faute de pouvoir acquérir les machines. Les autres se sont agrandies d'autant, tendant vers une surface telle qu'elle puisse être exploitée rentablement par l'agriculteur seul avec sa femme si elle ne travaille pas ailleurs.
Les Chambres d'Agriculture ont mis en place des services de remplacement au cas où le chef d'exploitation serait indisponible ou voudrait prendre quelques jours de vacances.
Le nombre d'agriculteur a considérablement diminué et les salariés agricoles sont rarissimes dans la région prise en exemple.
Par contre, dans d’autres régions, les exploitations importantes d’élevage, de maraichage ou de fruits requièrent un salariat important, mais de salariés qualifiés.
Jacques MAUMENÉ
Quelques chiffres
EXPLOITATIONS | MAIN D'ŒUVRE | MATERIEL | |||||||
Surface | Agriculteurs | Moissonneuses | Moissonneuses | ||||||
Années | Nombre | moyenne par | et travailleurs | batteuses | batteuses | ||||
SAU France | d'exploitations | exploitation | familiaux | Salariés | Tracteurs | tractées | automotrices | Machines à traire | |
1942 | 2 454 900 | ||||||||
1955 | 2 285 700 | ||||||||
1962 | 3 044 670 | 730 878 | |||||||
1963 | 1 900 400 | ||||||||
1966 | 1 051 100 | 209 200 | |||||||
1967 | 33755000 | 1 687 800 | 20 Ha | 1 106 700 | 22 300 | 230 400 | |||
1968 | 2 470 245 | 523 828 | 1 178 600 | 21 900 | 102 100 | 239 700 | |||
1969 | 1 208 600 | 21 900 | 109 400 | 266 800 | |||||
1970 | 33035000 | 1 587 500 | 21 Ha | 1 309 900 | 19 000 | 114 300 | 282 700 | ||
1971 | 1 277 800 | 16 500 | 124 000 | 310 200 | |||||
1972 | 1 307 100 | 18 200 | 129 400 | 317 600 | |||||
1973 | 1 321 200 | 16 300 | 134 200 | 333 900 | |||||
2000 | 25502067 | 393 210 | 65 Ha | 1 087 944 | 150 103 | ||||
2008 | 25210268 | 326 225 | 77 Ha | 629 772 | 139 212 |