Hubert BOUCHET
13 mai 2015
« bon sang… mais c’est bien sûr ! » Le commissaire Bourrel a laissé cette formule à la postérité. Elle marquait son désagrément d’avoir été aveugle à des indices qu’il négligea, ou escamota alors que leur prise en compte auraient abrégé ses enquêtes.
Pareil comportement est quasi général. Les contemporains des grandes mutations passent, le plus souvent, à côté d indices qui en auguraient la survenue. Ils sont alors conduits là ou ils n’imaginaient pas parvenir.
C’est ce qui s’est produit, en agriculture. Tous les acteurs ont vécu un chambardement qui a rompu « l’ordre éternel des champs » Cela a résulté d’un déferlement technique soudain, sans précédent historique, à rythme croissant, et auto entretenu.
Les contemporains du changement ne l’ont pas vu venir. Nul n’avait anticipé les ruptures causées par l’exploitation de l’énergie fossile et l’essor de la technique, pas plus que par la fertilisation et la protection des cultures….Plus récemment, l’informatique booste la génétique et ouvre des horizons nouveaux aux machines rendues automatisables, avant de gagner en autonomie avec l’intelligence artificielle.
En pratique, les tâches qui lui semblaient les plus rebelles sont progressivement phagocytées par la technique. L’être humain ne conserve que le travail que ne peut lui disputer la machine, en amont, pour concevoir cette dernière, et en aval pour la servir et réaliser les tâches qu’elle ne réalise pas encore.
Ce qui vaut pour le producteur vaut aussi pour le consommateur et le citoyen. Ces derniers n’avaient, non plus, anticipé ce qui fut inventé et chamboula leurs pratiques. Les nôtres sont aux antipodes de ce que connurent les générations antérieures.
Ces remarques préliminaires appellent la modestie sur l’anticipation. L’impossible identification directe des signaux faibles invite à chercher de voies alternatives, pour mieux guetter ce qui vient.. En première approche, interroger les consommateurs, les citoyens et les producteurs peut mettre en chemin.
Les consommateurs : le low cost, le sur mesure le luxe…
La croissance démographique et la dynamique des populations signalent respectivement les nécessités quantitatives et les exigences qualitatives qui en résultent. Ceux qui sont préoccupés de disposer du minimum alimentaire sont les plus nombreux. Ils côtoient ceux qui exigent plus car ils peuvent payer, et dont les effectifs croissent parce que le niveau de vie augmente. D’autres, moins nombreux. sont dans le luxe, et le haut de gamme.
Les premiers privilégient la quantité et le prix, le Low Cost. Les seconds délaissent ce dernier au bénéfice du plus raffiné, et du sur mesure. Quand les moyens le permettent, la demande alimentaire migre vers des modes de consommation plus sophistiqués, avec comme marqueur l’accroissement de la consommation de viande. Dans le même temps, une part des consommateurs sacrifie au luxe, et au plaisir de la table.
Quelle part relèvera du Low Cost, et quelle part du sur mesure, globalement, et en détail ? Le désir de sur mesure bute sur l’écueil de son coût. S’y ajoutent la collectivisation des repas, et les pratiques du vite fait, par nécessité ou choix. Ces éléments militent pour la pérennité et la suprématie du Low Cost dès lors que la sécurité en sera garantie. L’arbitrage budgétaire des ménages y encouragera aussi, avec la baisse tendancielle dédiée à l’alimentation dans les dépenses..
A côté du Low Cost, des acheteurs qui en ont les moyens, et qui cuisinent, choisissent les produits de proximité, d’une part, et les produits du monde entier, de l’autre. Une présomption de qualité optimale est attachée aux produits de proximité qui fleurent bon la nostalgie. L’agriculture de loisir comme la vogue des potagers lilliputiens s’inscrivent dans cette perspective. Les AMAP sont aussi dans cette veine qui rappelle l’époque des liens directs entre producteurs et consommateurs. Quelle plausibilité attacher à la durabilité de ces pratiques par temps d’urbanisation galopante ? Leur place est vraisemblablement moindre que l’écho le laisse croire.
Cependant, une demande de diversité croissante émanera des hors low cost. La cueillette de plantes existantes, d’ici ou des antipodes, a, jusqu’alors, satisfait à cette demande de diversité. Il est probable qu’il y sera un jour répondu, aussi, par des créations, qui résulteront de la manipulation du vivant. Ce qui se passe avec les nanotechnologies, dans l’univers physique, migrera dans le vivant, lorsque ses particules élémentaires livreront plus de secrets. L’être humain pourra jouer au mécano avec ces dernières et inventer des constructions auxquelles la nature n’avait pas pensé.
On peut évoquer ici des pratiques nouvelles d’appel à l’inventivité du consommateur.. Grâce à ses vertus de rapidité et à la facilité du travail coopératif qui lui sont propres, Internet permet aux consommateurs de contribuer à inventer les produits qui leur ressemblent. Des sites spécialisés opèrent déjà, à l’initiative d’industriels, et offreurs de services.
Sur un autre plan, l’esprit de partage revêt désormais une forme plus contractuelle sous l’effet de la recherche d’optimisation budgétaire pour cause de revenus stagnants. La générosité partageuse a cédé la place à un « donnant-donnant » entre des partenaires. Le phénomène qu’illustre le covoiturage sera-t-il durable ou éphémère, et contagieux, hors recherche d’optimisation budgétaire.
Au-delà des pratiques de partage les moyens de communication nés et à naître introduiront l’exigence d’immédiateté dans la consommation alimentaire, notamment de luxe. A l’image de ce que fait Amazone, pour les livres, on se fera livrer des produits de luxe au surgissement du désir de ces derniers. Un vagabondage en résultera avec la distension des liens de fidélité, et une pratique de l’immédiateté rendue possible grâce à la logistique contemporaine qui satisfait le client, sans délai à toute heure et en tous lieux. Le succès initial, puis la pérennité du « drive »se situe dans cette perspective.
La séniorisation de la société est croissante. En France, avec alentour de 20 000 000 de personnes, les plus de 50 ans représentent près du tiers de la population. Avec leurs revenus assurés, les séniors constitueront l’élément stable de la population. Leurs choix sont les plus prévisibles, et directement corrélés au pouvoir d’achat. Reste la question de la dynamique de leurs pratiques, entre vagabondage, stabilité, fidélité et rapport à l’immédiateté
Enfin, quelle place se feront les produits nourriciers interdits à la consommation humaine, aujourd’hui à cause des habitudes et traditions ? Les insectes et les algues sont emblématiques des produits nourrissants, à la fois bons pour la planète et bons pour la santé. Naturels ou transformés, ils entreront dans la composition des repas du futur.
Les citoyens : le durable, le sûr, l’écologique
La durabilité générale est l’objet d’une prise de conscience qui la place parmi les préoccupations premières de notre époque. Elle revêt le visage de l’écologie qui quitte le seul fonds de commerce des « bobos » et redevient l’affaire de tous. La nécessité de se conduire en « bon père de famille » retrouve tout son sens dans un univers que la technique bouscule comme jamais.
C’est l’effet de la main mise de l’homme sur l’univers. Il façonne le monde et doit assumer les responsabilités qui sont liées à son action créatrice. Ce façonnage procède d’essais et d’erreurs qui créent des risques de nouvelle nature et ampleur, à déploiement différé. L’opacité qui caractérise la relation entre producteurs et consommateurs .fait naître de la méfiance La sanctuarisation des lieux de production, qui ne peuvent être ouverts à tous vents, participe à la montée de la méfiance, et de la risquophobie...
La « risquophobie » peut être paranoïaque ou fondée. Fondée, elle prend la forme de peurs dont les causes repérables sont combattables. La « risquophobie » paranoïaque est plus résistante car elle diffuse l’angoisse, charrie de l’irrationnel en appelle à la croyance plus qu’à la raison. L’intégrisme guette, car l’obscurité l’emporte facilement sur la lumière.
. Dans le même temps, le souci de soi accompagne la possibilité, pour l’individu, de se soustraire au collectif. Il veut choisir, et donner libre cours à son narcissisme.
Plus globalement, le citoyen s’immisce dans la gouvernance de la production agricole. L’adage « chacun son métier et les vaches seront bien gardées » n’a plus cours..
Cela engendre crispations et conflits amplifiés par l’imperfection communicationnelle des professionnels de la filière agricole. La métamorphose incessante causées par les mutations techniques, qui s’installent en tapinois, diffuse des craintes facilement surfaites, jusqu’à en appeler, à l’excès, au principe de précaution.
Se vérifie ici que temps de la technique n’est pas celui du citoyen. Ils ne vont pas du même pas, quand leurs chemins ne divergent pas !
……..
Les producteurs : la technomatique, la mondialisation, l’incertitude
Le déferlement technique est inédit. Il se déploie de façon chaotique et inopinée, mais universelle et sans retour. Tout ce qui lui est soustrait ne l’est que momentanément. Ses effets sur l’emploi, et la dépossession de savoir faire ressentie par les gens qu’il affecte empêchent la lucidité. Cela conduit à privilégier ce qui peut être soustrait à la technique, et à occulter le raisonnement inverse qui examinerait tout ce qui est automatisable.
L’automatisable peut être inféré de la déconstruction systématique de chacun des actes professionnels quotidiens soumis un à un à sa possible (ou impossible) automatisation. Cet examen permettra d’établir l’état des lieux le plus ouvert.
L’automatisation se déclinera en robotique, en aide à la décision avec surveillance numérique, et, plus généralement en éventuel relai de l’être humain partout ou celui-ci peut être remplacé. On peut poser ici la question de l’automatisation dans le vivant.. La présomption de résistance du vivant à l’automatisation, parce que vivant, cédera. Le monde de la physique montre la voie, La traque à l’infiniment petit y dévoile des particules élémentaires que l’être humain dédie à des usages que la nature n’avait pas réalisés.
.C’est ainsi que le paysan mue en travailleur du savoir. La main à plume à la puissance décuplée par ses greffes numériques supplante la main à charrue, disqualifiant l’usager exclusif de cette dernière.
Nous en sommes là alors que l’intelligence artificielle rebat les cartes de l’avenir. C’est dû à l’exponentielle croissance de la puissance des calculateurs informatiques multipliée par 1.000 en 10 ans, 1.000.000 en 20 et 1.000.000.000.000 en 31 ans. Une intelligence artificielle qui le dispute à l’intelligence humaine émerge. Sergueï Brun, cofondateur de Google affirme que « nous ferons des machines qui raisonnent, pensent, et font les choses mieux que nous le pouvons ».
A l’instar de ce qui se passe en physique avec les nanotechnologies, l’intelligence artificielle dévoilera des particules élémentaires pour des constructions auxquelles la nature n’avait pas procédé. Elle inventera aussi des chimères pernicieuses dont l’humain proscrirait la survenue, par décret de conscience dont il a l’apanage exclusif.
Plus que de degré, c’est de nature que sera le futur chambardement. L’univers économique restera aléatoire et incertain. Du fait de la globalisation, aucun secteur ne demeurera à l’abri du protectionnisme. La théorie des avantages comparés respirera de nouveau, ainsi que la pratique de la « destruction créatrice ».
Des risques nouveaux apparaîtront. Il faut se préparer à y faire face sans les connaître…
L’avenir sera globalement :
Capitalistique, scientifique, écologique…imprévisible, incertain, périlleux, très largement en orbite de la technique. Considérer que celle-ci n’a dit que son premier mot est le bon choix, Il permet d’épouser la positive attitude qui convient pour ne pas rater ce qui adviendra sans prévenir. Le moteur du devenir qu’est aujourd’hui la technique entraîne tout derrière lui. Il est né de la connaissance libérées par « les lumières » Désormais, l’infrastructure technique donne le là. Reste à décliner ce qui en résultera pour les superstructures.
En parallèle, le point d’équilibre entre consommateurs, citoyens et producteurs ne cessera plus de se déplacer, possiblement en défaveur de ces derniers enserrés dans des contraintes imposées par les premiers.
Reste aussi à doter les humains des capacités d’arraisonnement de la technique s’ils ne veulent pas qu’il en aille de l’inverse. De nouveaux risques surgiront…pour le bien de tous et de chacun, sachant que l’absence de risque annihile.
« là ou naît le péril naît aussi ce qui sauve » Holderlin, poëte et philosophe allemand :1770-1843