>Au-delà des chambardements géopolitiques et économiques contemporains

Conférence

Par Hervé JUVIN, Président d’Eurogroupe Institute
Résumé fait à partir de notes prises au cours de l’exposé

Notre génération est au cœur d’une métamorphose de la condition humaine. Cette métamorphose concerne spectaculairement le corps humain que la médecine délivre de plus en plus de la souffrance et dote, en moyenne, d’un capital d’années sans précédent. L’espérance de vie, qui était de 46 ans en 1900, dépasse 80 ans: une petite française sur trois née depuis 2000 vivra plus de 100 ans.

Dans le même temps, la perspective du grand soir s’est estompée, et le tout ou rien révolutionnaire ne désigne plus l’horizon. Toute la vérité n’est plus dans un seul camp. Le reflux des religions et des idéologies délivre en même temps qu’il angoisse par le rappel de l’être humain à sa finitude.

 Sur un autre plan, la nature ne cesse de livrer ses secrets aux savants. Les connaissances que ces derniers révèlent s’incarnent dans l’activité productive qui est en chambardement perpétuel.

Cela installe l’être humain dans des capacités inédites à produire le monde, par la prise en main des mécanismes qu’il dévoile.Après l’activité productive,  le cœur de la vie passe sous contrôle. C’est ainsi que du berceau jusqu’au cercueil l’application du principe de prévention peut porter l’espoir de l’éradication de la maladie, et conduire certains à caresser l’idée de l’immortalité humaine!

Alors qu’elle était tributaire de processus naturels la dominant, parce que mystérieux,  l’humanité en sait désormais assez pour être comptable de ce qu’elle fait. Sa  responsabilité change de nature et prend une dimension proportionnelle au degré de connaissance des tenants et des aboutissants de ses actes, dans un monde aux ressources limitées et en plein renversement.

Le renversement du monde se traduit par la redistribution de l’activité productive sur la planète. L’occident ne dirige plus le monde. Le potentiel de croissance des années à venir est dans les BRICS  (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), auxquels s’ajoutent notamment la Turquie et la Corée du Sud.

 Les BRICS représentent 45% de la population mondiale. Ils réunissent les conditions de la croissance (ressources minières ou énergétiques, main d’œuvre qualifiée, demande intérieure en croissance, classe moyenne en développement….). Leur politique d’exportations leur fournit des devises qui leur permettent de financer la dette des anciens pays riches. Il est prévu que les BRICS participeront à plus de 60% de la croissance mondiale d’ici à 5 ans. De son côté, selon les prévisions du FMI, la part de L’UE dans la production mondiale  passera de 25% en 2000 à 18% en 2025, à parité de pouvoir d’achat.

L’idée selon laquelle les nouveaux compétiteurs des BRICS cantonneraient leurs activités dans le façonnage ne tient plus. Différemment chacun d’eux investit les territoires de l’avenir par la recherche, par l’innovation, et plus généralement par la fertilisation intellectuelle dont résulte le nouveau.

Le renversement du monde s’opère en un temps ou la rareté des ressources devient patente. La limitation des ressources a été très largement ignorée, jusqu’à nous, et chez nous. Il était fait comme si l’univers à notre disposition pouvait donner toujours plus, sans compter. Il n’en va pas, où plus ainsi. Nous sommes durablement entrés dans un temps du monde compté, petit, rare.

Il en va ainsi parce que les usagers des ressources rares, pour l’activité productive, sont en nombre croissant. Cela se traduit dès à présent dans les cours des matières premières qui sont sur une tendance haussière qui perdurera. A terme, la loi du marché ne saura arbitrer entre les demandes, parce qu’elle n’opère pas en cas d’asymétrie béante. Cette situation n’existait pas jusqu’à nous parce que les matières premières étaient abondantes. En cas de rareté, le marché régulait pendant que l’innovation recherchait des produits de substitution.

Nous approchons du terme de cette situation d’abondance que la foi dans le progrès technique escortait. S’il en va ainsi, des limites à la croissance s’imposeront pour des raisons techniques, et, pour la première fois, l’humanité butera sur l’insuffisance de biens matériels. Là aussi apparaît un renversement inédit. Nous avons connu l’abondance de biens matériels parce que la demande de ceux-ci était contenue. Cette contention a résulté du niveau du pouvoir d’achat et des capacités à exploiter les ressources. Ces capacités se sont développées grâce à l’inventivité humaine matérialisée dans la technique, et  l’élévation des standards de vie engendre une demande accrue dans des quantités imprévisibles.

C’est là aussi un renversement de monde qui s’opère. L’investissement massif dans l’exploration des ressources intellectuelles engendre une croissance exponentielle des capacités humaines qui ne trouvent pas à s’investir, à cause de la rareté des biens réels. Les conséquences se traduisent dans le chômage, notamment des jeunes, qui se sentent superflus. La formation n’a plus le caractère miroitant de sésame qu’elle revêtait pour l’entrée dans la vie active.

Ce renversement du monde va se traduire dans les pratiques des individus et des sociétés selon des modalités dont l’avenir écrira le détail. Il n’en peut être autrement, comme toujours quand l’inédit survient et s’impose.

Pour les individus, les conséquences sont déjà là. La précarité professionnelle et l’impermanence existentielle peuvent développer la solitude et l’isolement attentatoires au lien social. Le sentiment de superfluité gagnera ceux dont l’activité productive n’aura pas besoin. Se pose, pour eux la question de la mise à l’abri du besoin vital par une allocation qui ne peut plus être que la contre partie d’un travail rémunéré.

Par ailleurs la superfluité qui frappe les jeunes instruits résonne comme une injustice qui ne doit rien à la fatalité. Cela nourrit leur indignation et leur résistance. Leur conscience qu’autre chose est possible est durable. L’instruction les a émancipés. Ils ne s’inscrivent pas dans les comportements traditionnels de structuration avec organisation, programmes et leaders. Des organisations sans leaders apparaissent. Ephémère ou durable, nul ne le sait, mais les pratiques traditionnelles de la politique sont mises à mal.

Pour les sociétés se profile un chambardement lié au nomadisme contemporain de l’activité productive. Le lien de l’activité et du territoire est rompu. Les biens et les services se localisent là ou sont les meilleurs avantages compétitifs. Par ailleurs la crainte de la rareté, par exemple en nourriture, conduit des pays à cultiver des terres à l’étranger, s’y comportant comme si ces terres étaient nationales. Cette pratique d’exploitation directe d’une terre étrangère est destinée à parer au risque de pénurie, à leurs yeux, structurelle sur le marché international.

Dans leurs nature rôle et place les nations subiront des effets collatéraux du chambardement. La croissance ne connaîtra plus les taux qui permettaient des fuites en avant et le tirage de traites sur l’avenir. Les nouvelles conditions de l’activité productive résulteront moins de l’injonction morale des décroissants que de la rareté des biens réels.

Ce retour à l’univers de la rareté, dans des formes nouvelles par rapport aux raretés d’antan peut nourrir un bellicisme multiforme. Au pire le recours à la violence et à la guerre n’est  pas exclu pour accaparer des ressources rares auxquelles le marché ne permettra plus  de donner de prix. L’alternative sera dans une régulation mondiale dont nul ne connaît les modalités.

Dans tous les cas, cela façonnera la géopolitique à venir autour des conditions à réunir, par chaque collectivité, pour s’installer en bonne posture dans la division internationale de l’activité productive, du  travail et de la prospérité. Cette dernière s’établit en fonction des capacités respectives à tirer profit d’avantages comparatifs et à créer des avantages compétitifs. Les turbulences actuelles de la Grèce, du Portugal et d’autres comparables traduisent leurs défaillances au regard de ces capacités pendant que celles de la Tunisie et de l’Egypte, notamment, résultent de l’incapacité à se doter de ces capacités.

Cette incapacité avérée à espérer atteindre la prospérité brise, chez ceux qui en sont victimes, la croyance selon laquelle tous les pays se trouveraient à des étapes différentes d’un même parcours ayant le progrès en commun.

Si la croyance que la technique sauvera le monde disparaît, elle emportera un moteur sans pareil. Cela peut conduire à des conséquences régressives pour les individus et les collectivités.

Pour les individus, la crainte de l’autre peut engendrer la dislocation des liens sociaux, générer des concurrences âpres et des enfermements mortifères. Pour les collectivités, le refuge  du communautarisme peut tenter des groupes homogènes de laissés pour compte et le retour des frontières justifier l’appel à la démondialisation des pays perdant pied.

Un art de vivre par temps de sobriété est à inventer.