LE DROIT AU SERVICE DE LA SECURITE ALIMENTAIRE
Conférence par François COLLART DUTILLEUL, le 10 Juin 2015
François COLLART DUTILLEUL, Professeur de droit à l’Université de Nantes a dirigé, de 2009 à 2014, le programme Lascaux, programme de recherche européen sur le droit à l’alimentation.
Le Programme Lascaux.
Ce travail a mobilisé une dizaine d’ingénieurs d’études, de doctorants et de post doctorants sur le site de la Maison des Sciences de l’Homme à Nantes, en s’appuyant sur un réseau d’une centaine de chercheurs d’origine et de pays divers.
L’objectif était d’analyser les problèmes juridiques liés à l’agriculture et l’alimentation dans le monde et d’imaginer un droit humaniste pour aider l’homme et la terre à nourrir l’humanité. Cet objectif s’est décliné à deux niveaux :
Au niveau européen, analyser le droit à l’alimentation. Face aux exigences croissantes des consommateurs, les normes imposées aux acteurs des filières de l’alimentation se sont multipliées. Ces normes ont été rassemblées dans un Code de droit européen à l’alimentation, publié en quatre langues (français, anglais, espagnol et néerlandais), aux Editions Bruyant.
Au niveau mondial, analyser la situation agricole et alimentaire et formuler des propositions d’évolution du droit vers la prévention des crises alimentaires et sanitaires, le développement durable de l’agriculture, la sécurité alimentaire et le rééquilibrage du commerce Nord Sud.
Publications
Les résultats de cet important travail sont publiés dans deux ouvrages principaux : un Dictionnaire juridique sur la sécurité alimentaire mondiale (Novembre 2013)et un ouvrage collectif « Penser une démocratie alimentaire » publié sous deux volumes (Novembre 2013 et Mars 2014).
Contact : www.droit-aliments-terre.eu
L’insécurité alimentaire en chiffres (source FAO)
En 20 ans, de 1994 à 2014, le nombre de personnes souffrant de malnutrition et d’insécurité alimentaire dans le monde est passé d’un peu plus de 1 milliard à 8O5 millions, soit une baisse de 20%. A noter que dans le même temps, la population totale est passée de 5,6 à 7, 2 milliards d’habitants, soit un accroissement de près de 29%.
Cette population qui souffre de la faim se trouve majoritairement sur le continent asiatique (541 millions en 2014) mais c’est en Asie que la baisse de la malnutrition a été la plus forte, soit une diminution de l’ordre de 30 %.
Toutefois, la disparité entre les grandes régions d’Asie est grande : Forte baisse dans le Sud Est (Indonésie, Malaisie, Philippines..), soit 55 % et en Chine, 45 %, mais baisse limitée en Asie du Sud (Inde, Pakistan, Bangladesh), seulement 5%.
En Amérique du Sud et dans les Caraïbes, la situation s’est aussi améliorée puisque la malnutrition a reculé de 45 % dans cette période.
En Afrique, à l’inverse, la situation s’est aggravée, avec un accroissement des personnes qui ne mangent pas à leur faim de plus de 25 %. Si l’ Afrique subsaharienne est la plus concernée, avec 214 millions de malnutris, contre 176 il y a 20 ans, l’ Afrique du Nord paye aussi un lourd tribu à la famine, puisque le nombre d’habitants en insécurité alimentaire est passé de 6 à 13 millions.
A noter enfin que les pays développés (UE, USA, Canada, Océanie) ont aussi une partie de leur population qui ne mange pas à leur faim, autour de 16 millions ; cela ne représente toutefois que 2% de la population mondiale de personnes malnutries.
Le contexte
Il est marqué par la mondialisation, le libre échange, la financiarisation et la marchandisation des ressources naturelles.
La mondialisation des échanges et des transports pose le problème à un niveau global : gestion des ressources énergétiques et alimentaires, en lien avec le réchauffement climatique et la démographie croissante.
Les solutions, elles, ne peuvent qu’être recherchées à l’échelon local : droit des peuples indigènes, localisation de la production et du commerce, valorisation des territoires, diversification des modèles d’agriculture.
Si le libre échange favorise la circulation des marchandises et procure des services éco-systémiques, il pose néanmoins beaucoup de questions : Comment le concilier avec le maintien de la biodiversité, avec la coexistence de différents modes d’agriculture ? Est il un facteur de sécurité ou d’insécurité alimentaire ? Quel est l’impact de la multiplication des traités bilatéraux de commerce ?
De quelle marge de manœuvre disposent les états et leurs instances territoriales face aux firmes multinationales et aux oligopoles ? La responsabilité des personnes morales semble peser peu face au pouvoir économique.
La financiarisation généralisée des activités d’amont et d’aval de la production agricole pose de graves problèmes : l’arrivée d’investisseurs dans l’exploitation des ressources alimentaires et naturelles se traduit bien souvent par un accaparement des terres.
Nombreux sont les exemples de régions d’Afrique soumises à l’exploitation de leurs terres par des consortiums étrangers et vouées à l’exportation de produits agricoles, au détriment des productions vivrières des petits paysans, avec la complicité des dirigeants des pays ciblés. (Exemple du Programme Prosavanaau Mozambique, investi par le Brésil et le Japon pour produire et exporter du soja et du maïs)
La spéculation sur les matières premières agricoles dérégule les échanges et entraine de graves crises dans les pays dépendant des importations et de l’aide alimentaire, comme en 2008, avec les émeutes de la faim.
Enfin, la marchandisation de la nature entraine une surexploitation internationale des ressources (terres, eau, forêts, sous sol, mer). Elle se traduit également par l’appropriation de la biodiversité, par abus de brevets et manipulations génétiques dans certains cas (ex Monsanto).
Les modèles
Il existe deux grands types de modèle, pour raisonner la sécurité alimentaire.
Un modèle économique qui prend en compte six paramètres :
- l’offre et la demande,
- l’intérêt général, valeur de solidarité au sein de la société
- la valeur d’usage et la fonctionnalité
- la préservation de la nature (économie verte)
- le désir, valeur de bien être
- le recyclage (économie circulaire)
Un modèle juridique qui s’appuie sur trois notions fondamentales :
- l’adéquation entre les ressources et les besoins sociaux, qui traduit l’efficience économique
- l’équilibre entre la nature et la société, qui suppose la prudence environnementale
- l’équité entre les richesses et les besoins de partage, qui traduit la justice sociale.
Ces trois notions doivent être au cœur des politiques publiques et s’inspirer du droit à l’alimentation. C’est ce modèle juridique qui est développé dans le Programme Lascaux.
Les pistes de réflexion
1- Le droit commercial et les droits humains.
Le commerce international des produits agricoles devrait être au service de la sécurité alimentaire, comme l’avait envisagée la Charte de La Havane en 1948, dans le cadre d’un régime dérogatoire du GATT pour « les produits de base issus de l’agriculture, de la forêt, de la pêche et du sous sol ».
Cette Charte, qui prévoyait « une exception alimentaire », sur le modèle de « l’exception culturelle » n’a malheureusement pas été signée par les Etats Unis d’ Amérique, pour des raisons qualifiées aujourd’hui de secondaires et n’a pas été ratifiée.
Les contrats d’investissements internationaux dans la terre agricole des pays en développement devraient être revus et rééquilibrés.
La spéculation sur les matières premières agricoles devrait être interdite, en n’ouvrant les marchés qu’aux opérateurs physiques et en interdisant le « Trading haute fréquence ».
La propriété intellectuelle et l’appropriation du vivant devraient être limitées, à l’image de certains traités internationaux comme la Convention de l’UNESCO en 2003 sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.
2- Le droit de la Bancassurance et les risques de la nature.
Il faudrait appliquer ceux qui existent déjà et les développer :
- Les Cat bonds, assurance d’un état contre les risques de catastrophe naturelle.
- Les Species swaps, aide versée à une entreprise si elle respecte une espèce menacée et indemnité dans le cas contraire.
- Les Quotas Carbone, droit d’émission de gaz à effet de serre
- Les Wheather derivatives, couverture contre les aléas climatiques d’un état ou d’une collectivité.
3- Le droit des consommateurs citoyens.
Beaucoup de choses existent déjà dans les pays développés qu’il faudrait étendre aux autres pays : informations sur les produits alimentaires et les technologies utilisées, commerce équitable, circuits de proximité et signes de qualité, gouvernance participative et partage de la valeur créée.
4- La multiplication des traités de commerce bilatéraux.
Il existe de nombreux traités bilatéraux, soit à l’échelle d’une grande zone géographique, comme le Traité Transpacifique, qui associe une douzaine
d’états, ou comme les accords entre l’UE et d’autres pays (Amérique Centrale, République de Corée, Colombie et Pérou, Canada, respectivement). Un projet de traité dit Transatlantique entre l’ UE et les Etats Unis est en cours de négociation.
Si dans leurs objectifs généraux, ces traités peuvent être considérés comme des voies d’amélioration de la sécurité alimentaire, ils peuvent être déséquilibrés dans les faits et renforcer ainsi la dépendance alimentaire des états les moins puissants.
5- Un exemple de droit au service de la sécurité alimentaire : le droit foncier au Bénin.
En 2013, le Bénin a revu son code foncier ; les dispositions prises vont dans le sens de la sécurité alimentaire des habitants :
- Reconnaissance et sécurisation des droits coutumiers
- Propriété de la terre réservée aux béninois
- Reconnaissance de la propriété collective des communautés familiales
- Propriété des ressources naturelles du sous sol par l’état
- Obligation de mettre les terres en valeur
- Développement d’une agriculture durable, visant à la sécurité alimentaire, tout en préservant l’environnement.
Résumé de Bernard GAILLARD, Octobre 2015.